Des Seins aux Fesses

Prenez un magasine, vous savez, du genre Life, Vogue, Paris Match, Elle, des années 1950 et regardez la première photo de la star du jour, elle aura été prise de face donnant toute leur importance aux seins de la dame. Reprenez ces mêmes magazines un demi siècle plus tard et regardez les photos du début du XXI° siècle, contrairement à la photo des années 50, la photo de la star du jour aura été prise de trois-quarts, donnant toute son importance aux courbes de la dame, notamment à celles de ses fesses.

Croyez-moi, pour en arriver là fut un long chemin ! Donner quelque importance que ce soit aux fesses de madame, quitter la présence obnubilante de ses seins ne fut pas tâche facile.

Il y avait un lourd passé connu sous les noms d’esclage et de colonialisme.

Contrairement aux populations caucasiennes où la silhouette longiligne prédomine, chez les populations africaines et afro-descendantes ce sont plutôt les silhouettes courbes qui prédominent sans pour autant être générales. Pensez au Peuls, aux Massaï par exemple. Toujours est-il qu’avec l’esclavage, le colonialisme et le racisme qui les soutend, les courbes généreuses et notamment un fessier important furent un des critères définissant la race noire, un des signes de son infériorité. Il fallait bien justifier l’esclavage. Ce que fit le pape Nicolas V puis ses successeurs, Callixtus III puis Sixtus IV.

A ce point de mon histoire de seins et de fesses j’aimerais vous parler de Sarah Baartman. Son nom ne vous dit rien, mais si je vous dis « La Vénus Hottentote », ça vous dit peut-être quelque chose ! Toujours est-il que j’aimerais vous parler de Sarah Baartman. Pour moi, son histoire est des plus exemplaires et symptomatiques et illustre au mieux les dérives qu’entraînent inéluctablement la violence, l’oppression et l’esclavage, et tout ça à travers une histoire de fesses.

Sarah Baartman naît en 1789 en Afrique du Sud dans la Province de l’Eastern Cape. Dès sa petite enfance, avec ses six frères et sœurs, elle est placée en esclavage dans un ranch. C’est là qu’elle devient Sarah Baartman du nom de son premier propriétaire. En 1810, un ami du propriétaire du ranch, le docteur Dunlop, chirurgien au Fort des Esclaves du Cape, voyant les fesses de Sarah Baartman se dit qu’il y a de l’argent à faire en exhibant son corps à la curiosité des Londoniens. Il convainc le propriétaire de Sarah Baartman de s’associer à lui dans cette entreprise. A cette époque Sarah Baartman a 21 ans, elle a déjà accouché de deux enfants tous deux morts durant leur tendre enfance.

En 1810, elle est emmenée à Londres en compagnie de son propriétaire, du docteur Dunlop et de deux jeunes esclaves, boys à tout faire. L’entreprise est florissante et les deux hommes avec leur animal de foire et leurs deux esclaves habitent Duke Street, St James, à l’époque la rue la plus chique et la plus chère de Londres. C’est à ce moment, à Londres, que Sarah Baartman devient connue sous le nom de « La Vénus Hottentote ». Elle est présentée comme le lien manquant entre « la bête et l’homme » rien que ça ! Dorénavant, les grosses fesses sont associées à la femme noire, une des caractéristiques prouvant l’infériorité de la race noire par rapport à la race blanche, la preuve que la race noire est bien une espèce intermédiaire entre Homo sapiens et les autres Homoninés.

Quatre ans après son arrivée à Londres, et après avoir enrichi le docteur Dunlop et son propriétaire, en 1814, Sarah Baartman est vendue à un certain Jean Riaux, un Français dompteur d’animaux, qui l’emmène en France et la montre dans les foires. Elle est littéralement traitée comme un animal de foire et décède un an plus tard, en 1815. Elle a 25 ans.

Mais ce n’est pas pour autant que l’histoire exemplaire de Sarah Baartman s’arrête là, loin de là ! Figurez-vous que durant son court séjour parisien un de nos grands savants, toujours aussi illustre aujourd’hui qu’hier, je veux parler de Georges Cuvier, a connu Sarah Baartman. C’est justement suite aux observations, entre autres, sur Sarah Baartman que Georges Cuvier écrit :

«  La race nègre est confinée au midi de l’Atlas, son teint est noir, ses cheveux crépus, son crâne comprimé et son nez écrasé; son museau saillant et ses grosses lèvres la rapprochent manifestement des singes: les peuplades qui la composent sont toujours restées barbares »

Et c’est au nom de la science que Georges Cuvier aura le pouvoir, après sa mort, de s’approprier le corps de Sarah Baartman. Encore une fois elle changeait de propriétaire. Ce corps que Georges Cuvier avait déjà examiné et mesuré, toujours au nom de la science sous toutes ses coutures du temps de son vivant, il va maintenant pouvoir légalement le dépecer. Au nom de cette « science » dont les conclusions nous sont résumées avec toute leur précision et clarté dans la citation ci-dessus provenant de l’ouvrage de Georges Cuvier intitulé Le Règne Animal datant de 1817.

Le travail sera fait. Georges Cuvier dépècera scientifiquement et minutieusement le corps de Sarah Baartman. Il en gardera et préservera trois parties, à savoir : la cervelle, les organes génitaux et le squelette. Suite à ce dépeçage scientifique Georges Cuvier fait une conférence devant l’Académie Nationale de Médecine de Paris intitulée : « Observations sur le cadavre d’une femme connue à Paris sous le nom de Vénus Hottentote ».

Ces trois organes de Sarah Baartman : la cervelle, les organes génitaux et le squelette seront conservés au Muséum d’Histoire Naturelle de 1817 à 1878, année où le squelette de Sarah Baartman est transféré au tout nouveau Musée d’Ethnographie du Trocadéro. En 1937 le squelette atterrit au Musée de l’Homme de ce même Trocadéro. Mais l’histoire ne se termine pas là pour autant.

En 1994, pour la première fois en Afrique du Sud, les noirs, qui représentent plus de 80% de la population, ont le droit de vote. C’est la République d’Afrique du Sud de Nelson Mandela. Sarah Baartman devient une cause nationale et l’Afrique du Sud veut que ses restes retrouvent leur terre d’origine et qu’il leur soit rendus les honneurs qui lui ont été niés mais qui leur sont dus. En 1994, Nelson Mandela est élu président. Il demande officiellement au nom de la République d’Afrique du Sud à la France de lui restituer les restes de Sarah Baartman. La France met huit ans à accéder à la demande et en 2002 les restes de Sarah Baartman sont rapatriés dans sa vallée natale du Gamtoos.

Pourquoi ai-je voulu partager ce que j’ai appris sur Sarah Baartman ? Parce que je trouve que sa courte vie illustre encore une fois que la réalité peut dépasser la fiction. Imaginez ce qu’a vécu cette personne durant ses 25 années d’existence, cette femme issue d’une culture où la présence des ancêtres est quotidienne et où on leur doit respect ; cette femme dont le corps, de son vivant comme après son décès, a subi les pires outrages !

D’un autre côté, je me devais de la partager cette histoire de Sarah Baartman parce qu’elle est un maillon essentiel de ce qui relie justement les seins aux fesses, et c’est bien de ça dont nous parlons aujourd’hui. La façon dont l’Occident a conçu, imaginé et vécu son rapport aux fesses, les fesses féminines s’entend, a été profondément influencé par l’esclavage, le colonialisme et Sarah Baartman.

Rappelez vous du docteur Dunlop, le chirurgien du Fort des Esclaves d u Cape. En plus de sa position officielle de fonctionnaire de sa Gracieuse Majesté, au moment où il rencontre Sarah Baartman pour le première fois, il a une position officieuse plus lucrative que sa position officielle de fonctionnaire : il est négociant en animaux exotiques. Il les expédie principalement sur l’Angleterre mais aussi dans d’autres pays d’Europe. En plus, Dunlop connaît les fesses des Africaines, il en voit par centaines quand il fait son inspection au Fort des Esclaves au Cape. Mais celles de Sarah Baartman c’est autre chose ! Il est un connaisseur et il connaît le marché.

Pour Dunlop c’est clair : Sarah Baartman est une mine d’or ! Imaginez-vous, non seulement il est prêt à démissionner de sa position administrative et à partir pour l’Angleterre mais il réussit également à débaucher Hendrik Cesars, le nouveau propriétaire de Sarah Baartman, et le convainc de partir avec lui. En 1810, les deux hommes et leur cargaison embarquent pour Londres.

Dunlop savait que les grosses fesses en Angleterre étaient à la fois objets de répulsion et d’attraction. N’est ce pas là le propre de ce qu’est justement tout objet de foire ? Le docteur Dunlop c’était son métier, approvisionner l’Angleterre en animaux de foire. Jusque là il était dans : lions, girafes, rhinocéros, pythons et autres boas, singes de toutes sortes, vous voyez le genre ! Fascination et répulsion assurées au rendez-vous ! Mais là, avec Sarah Baartman il passait à un échelon supérieur. Elle était un objet de foire, oui mais à un autre niveau. Ce n’est pas sous les chapiteaux de foire qu’allait être exhibée Sarah Baartman mais à Duke Street, à St James, dans les salons, les salons les plus huppés de la noblesse britannique en exercice. Le docteur Dunlop et Cesars quittent l’Afrique du Sud pour faire fortune.

Un lion c’est pas mal, un tigre pourquoi pas ! Mais dans un salon de la puissante et riche noblesse Anglaise, Sarah Baartman et ses fesses c’est autre chose.

D’un côté, Sarah Baartman était noire et esclave et tout ce par quoi elle était caractérisée, tout particulièrement la proéminence de son fessier, était la preuve vivante qu’elle était un spécimen de ce maillon manquant entre l’animal et l’humain. Pour rien au monde en 1810 une londonienne bon chic bon genre n’aurait voulu ressembler à Sarah Baartman et encore moins à ses fesses. Il y a donc cette répulsion énorme face aux fesses de Sarah Baartman.

Mais d’un autre côté, les élégants et distingués messieurs de la noblesse londonienne ne restent pas insensibles et indifférents à la charge érotique du proéminent fessier de Sarah Baartman. Quel est le noble blanc londonien qui, quelque part, n’a pas envié son cousin propriétaire de plantations sucrières en Jamaïque qui peut copuler quand bon lui semble avec l’esclave de son choix ? Et ceci d’autant plus quand on se rappelle que si, suite à cette copulation il y a eu fécondation, c’est tout bénéfice pour le gentleman. Il était le légitime propriétaire du produit de cette copulation. Y-a-t-il plus enivrante et aguichante alliance entre business et plaisir ?

C’est pourquoi, pour la noblesse londonienne de 1810, voir Sarah Baartman live dans un salon tout ce qu’il y a de plus bien pensant, amène un tel sentiment de répulsion mais aussi, tout aussi puissant, un sentiment d’attraction. Écartelé entre ces deux extrêmes, il arrivait que le spectateur en perdre le nord, état de grande jouissance.

Bientôt, dans la haute société londonienne il n’y en avait plus que pour les fesses de « La Vénus Hottentote », comme était maintenant nommée Sarah Baartman. L’avoir vue et examinée était de bon temps. Au point qu’il n’y avait pas que la noblesse dans ces salons. Les artistes accoururent et lui firent le portrait sous toutes les couleurs. C’était le visuel de l’époque, pas de photographie et encore moins d’écran, mais des tableaux, lithographies, caricatures …. En même temps que les artistes, les savants l’approchèrent, l’examinèrent, la mesurèrent. Du coup à Londres, en Angleterre et plus, peu nombreux furent ceux qui ne virent, ne regardèrent, ni n’examinèrent le portrait de Sarah Baartman. Chacun à son échelle vivait sa tension entre répulsion et attraction. Et aujourd’hui, cette tension est toujours présente. Les fesses faisaient le buzz et depuis elles n’ont jamais cessé de le faire ! Et s’il y a une personne qui a marqué et continue de marquer cette histoire de fesses, c’est bien Sarah Baartman.

Aujourd’hui cette histoire de fesses se joue encore et toujours, et comme par le passé, entre Africains d’ici et d’ailleurs et Caucasiens d’ici et d’ailleurs. Jusqu’aux années 2010, avoir des formes et des fesses, dans la culture française mainstreams et dominante à fort enracinement bourgeois, non seulement n’était pas valorisé mais était tout simplement vulgaire. Et pour une bonne part des Français, encore aujourd’hui, avoir des formes reste vulgaire. Comme nous l’avons vu, cette vulgarité, elle vient de loin. Elle est directement reliée à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation.

Mais en y regardant de plus près, aujourd’hui, en 2022, il semblerait que les fesses soient en train de prendre leur revanche.

Bien sûr il y a encore le risque d’allumer la télé et de tomber sur un défilé de mode où toutes les filles font du 36, loin de ce qui me ressemble.

Mais d’un autre côté, il y a qu’en chirurgie esthétique, à Paris, en ce moment, ce que veulent le plus ces dames, c’est un accroissement du volume de leurs fesses. Est-ce que les caucasiennes s’y mettraient aux fesses ? Ça m’en a tout l’air !

Aujourd’hui, pour nombre de personnes, les grosses fesses sont symbole de fertilité, de beauté, d’érotisme. Les plus grands shows de ces dernières années au niveau mondial ont pour têtes d’affiches les Shakira, Beyoncé, Rihanna, Jennifer, Britney et la suite, autant de femmes qui ont des formes et les montrent fièrement et qui proclament haut et fort « Shake that thing Babe » !

A tel point qu’il y a des femmes aujourd’hui qui se prennent en main et imposent leurs fesses proéminentes. Elles assument leurs fesses, et non seulement elles les assument mais elles les bougent ces fesses, elles les bougent pour libérer leurs traumatismes et laisser la place à leur créativité. C’est en rien une affaire d’ego, c’est « Je montre mes fesses ! Point barre » !

Ces femmes nous disent que nos fesses font partie de notre corps, qu’elles ne sont pas là pour plaire ou déplaire aux autres, qu’on ne doit pas avoir honte de ce que l’on est, on n’a pas à se juger par rapport aux idéaux des autres, on a pas à se justifier. Des femmes qui nous disent qu’avant d’être soumises au regard extérieur, nos fesses sont la source de sensations et de joies qui nous appartiennent. Elles nous montrent que notre corps est à la source de notre bien-être, qu’il est de notre responsabilité de l’habiter et avec lui d’affirmer notre puissance.

Récemment j’entendais la patronne parisienne d’une agence de mannequins dire :

« J’ai une modèle qui vient de terminer ses études de chirurgie, en neurochirurgie s’il-vous-plaît. Le vendredi elle est au bloc, le samedi elle twerk pour un cli

 

« J’ai une modèle qui vient de terminer ses études de chirurgie, en neurochirurgie s’il-vous-plaît. Le vendredi elle est au bloc, le samedi elle twerk pour un clip rap de femmes. Ce sont des business women indépendantes qui travaillent. Des femmes sexy, rien à voir avec le sexe. Un fessier c’est pas forcément un objet sexuel, pas plus que les jambes de Cyd Charisse dans Singing in the rain. Ce sont des artistes qui expriment la beauté à travers leur corps, à travers la danse, au même titre que Cyd Charisse!  Aujourd’hui les fesses rondes et pleines, c’est le critère de beauté par excellence. C’est pour dire que les corps des femmes et les modèles qui s’imposent évoluent selon les époques. »

Et c’est là où je me pose la question de savoir si cette libération des fesses ne serait pas en train de devenir le nouvel avatar du sexisme et du patriarcat ? N’est-ce qu’une nouvelle mode, une énième édition sur la manière de mettre la pression aux femmes ? L’acceptation des fesses va-t-elle engendrer dans son sillage une anxiété permanente comme il en a existées depuis, … se manifestant chaque fois que l’on fait quelque chose, que l’on prend la parole en publique, qu’on est simplement en train d’exercer son métier, qu’on fait quelque chose de complètement banale de la vie de tous les jours ? Est-ce simplement le remplacement des seins par les fesses dans une même domination patriarcale ?

Ça en deviendrait désespérant !

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